G.R.A.A.M.
Groupement de Recherche Appliquée sur l'Accompagnement des Managers

La souffrance au travail comme séquence historique du devenir du sujet moderne

Intervention dans le cadre du séminaire G.R.A.A.M. de décembre 2008

Divers éléments factuels rendent peu crédible l’hypothèse d’une souffrance au travail qui trouverait ses origines uniquement dans le contenu du travail.

Bien plus le travail apparaît comme le lieu support de l’expression d’une souffrance qui prend sa source dans la dynamique de l’identité du sujet moderne, au sens de la définition qu’en donne un auteur comme Marcel Gauchet, pour qui la subjectivité moderne est le «  rapport de soi à soi médié par une altérité interne »*. Elle s’est constituée historiquement depuis deux siècles par un désengagement progressif et inachevé du symbolique social.

* Marcel Gauchet définit essentiellement cette subjectivité moderne par rapport à celle qui l’a précédée comme un mouvement de sortie de la religion. Ainsi la subjectivité pré-moderne pourrait-elle se définir comme rapport de soi à soi médié par une altérité externe :  cf dans ce sens les développements de ses deux ouvrages « La condition historique »  et « La condition politique ».

Le travail se trouvant être le lieu d’intersection en chacun de l’individu-sujet et de l’individu-social, dès lors l’individu-sujet rencontre dans le travail un social  sans médiation externe, comme à l’état brut, dépourvu des éléments symboliques antérieurs qui lui permettaient d’y faire face ( appartenance communautaire, conflits collectifs, perspective eschatologique d’un avenir meilleur) : là se trouverait l’origine de la montée de la plainte de souffrance au travail.

Pour les cliniciens du travail que nous revendiquons d’être, accompagner l’individu pris dans sa plainte de souffrance au travail serait lui permettre d’éclairer sa position, nécessairement conflictuelle, dans sa dynamique personnelle de sujet moderne.

Des observations détaillées de Vauban au 17ème siècle qui concluait que la condition au travail de 90 % de ses contemporains était misérable, au rapport Villermé qui cent cinquante ans plus tard en dessinait un tableau aussi sombre, le travail n’a jamais manqué de ce qui fait souffrir. Des constats personnels du jeune inspecteur du travail que je fus dans les années quatre-vingt aux écrits récents quelque peu théâtralisés de Christophe Dejours, il ressort la même conclusion.

Sous les formes différentes d’aujourd’hui le fond reste le même : pour les soutiers du travail que demeurent la quasi unanimité des salariés, les senteurs de la brise du large du pont supérieur ne se sont pas substituées aux odeurs âcres des cales graisseuses.

Ce qui est nouveau en revanche c’est l’expression de cette condition sous la forme d’une plainte de souffrance : pour le clinicien du travail sa réalité est incontestable comme ses manifestations les plus visibles : dépression, suicide.

Le sujet concerné apparaît dans la pratique comme tout entier envahi par son travail, sans autres références. Cela suggère qu’auparavant autre chose faisait poids, qui aurait disparu.

 

Le sujet moderne dont nous parlons se définit par sa construction par lui-même, de soi à soi, et apparaît à partir de la Renaissance en se dégageant petit à petit de l’appartenance à la tradition – religieuse, sociale, professionnelle – qui lui assignait une place, un rôle.

Sa définition théorique se construit avec les Lumières, qui font émerger le couple liberté-égalité et son pendant politique, la démocratie, et économique, le marché libre.

Ce qui caractérise donc l’homme moderne c’est son désengagement du social, la déliaison qui s’opère avec un environnement apaisé et dédramatisé. La liberté progresse et va de pair avec un abaissement des tensions.

Mais cela a un prix : cette liberté renvoie chacun à un colloque avec lui-même, un rapport de soi à soi que le social ne vient plus définir et réguler. C’est là qu’apparaît cette « altérité interne » que nous citions, terme paradoxal qui définit bien l’aspect troublant de cette autonomie.

Elle existe au risque d’une confrontation à un vide anxiogène. Dans «  La démocratie contre elle-même, Marcel Gauchet observe que «  le névrosé classique et la lutte des classes organisée disparaissent de concert ».Serait-ce pour laisser place à cet « homme sans gravité » que décrit Charles Melman dans son ouvrage éponyme, sujet qui présente ce que d’autres désignent sous la forme du Narcisse, personnalité en voie d’expansion ?

 

Le travail demeure néanmoins le lieu d’une rencontre avec l’autre, un autre qui ne peut s’éviter comme cela est possible dans les autres lieux sociaux d’une société moderne.

Ceux-ci, aussi présents soient-ils encore, famille, église, partis, syndicats , associations, restent des lieux d’adhésion soumis à la volonté individuelle.

Le travail lui est un lieu où l’évitement est difficile, surtout le travail salarié, car la liberté s’y trouve d’emblée hypothéquée. Là le « soi à soi » ne peut éviter le « soi à l’autre » dans un univers souvent contraint.

Et cette contrainte pose en soi problème car elle ne renvoie plus à un cadre symbolique d’ordre supérieur qui en soutiendrait la légitimité, et surtout le sens. Cette contrainte peut apparaître dès lors comme insoutenable, pour peu que le cadre du travail connaisse des tensions ou des bouleversements, car privative de liberté et incapable de se justifier d’elle-même. Renvoyé à un « soi à soi » anxiogène, sans possibilité de recours à un étayage social qui s’est évanoui, le sujet du travail voit alors monter sa souffrance.

Par : Pierre Viénot

Le : 5 décembre 2008