Intervention de Marie Cazès à l’occasion du séminaire « Femmes et Hommes : un même désir de travail » du G.R.A.A.M. du 13 mai 2011
Je souhaiterais mettre en débat une question dont l’origine a été la lecture d’un court article paru dans « Sciences humaines » en novembre 1999 (sous ce même titre) et qui se référait au rapport présenté en mars 1999 par Béatrice Majnoni d’Intignano auprès du Conseil d’analyse économique (de l’OMS). Ce rapport avait pour objet en particulier d’analyser l’impact de l’activité des femmes sur la fertilité dans les pays développés.
Au-delà des conclusions de ce rapport (qui sont plutôt tournées sur les politique d’ergonomie de la femme au travail pouvant favoriser l’augmentation de la fertilité), je me suis interrogée sur les éventuels liens, confusions, « mise en concurrence » de ces deux désirs voire dénégation de l’un au profit de l’autre et inversement, et plus particulièrement chez les femmes.
Si l’on se réfère à la pulsion de conservation de l’espèce (qui est du côté de l’amour d’objet) incluse dans la pulsion de vie, dont parle Freud dans l’abrégé de psychanalyse [1], le but ultime de celle-ci pourrait être comprise comme une sorte de volonté inconsciente (voire instinctuelle) de ne pas mourir (de maintien, de poursuite de la vie) et cela en laissant une trace vivante de soi sur terre. Si cette trace du côté du désir sexuel (ou d’amour) serait donc l’enfant, elle pourrait également prendre forme du côté du désir de travail, selon Roland Guinchard. Il nous dit : « la force qui mène au travail…aurait la même visée de perpétuation de l’espèce (mais cette fois en tant que collectif social), mais n’aurait pas le même objet…Cette force doit pouvoir s’exprimer et laisser des traces, des résultats, des signes… ».[2]
Mais, dans ce cas, comment ces deux buts, comment l’investissement de ces deux types d’objets (sexuel/d’amour et de travail) se gère-t-il ? Y a-t-il une relation entre eux ? Sont-ils complètement indépendants ? Y a-t-il une répartition de la quantité d’investissement, de l’énergie psychique qui s’opère et de quelle façon ?
Et pour revenir à notre thème de la journée, y aurait-il une différence dans la gestion de ses deux buts chez l’homme et la femme du fait que c’est la femme qui enfante ?
Notons par exemple que le fait de faire des enfants pour un homme est d’emblée inscrit dans un processus davantage symbolique – il donne le nom – par rapport à la femme qui donne de sa chair, pourrait-on dire, et se situe donc à un niveau plus narcissique. On peut alors se demander si cette différence impacterait l’équilibre de l’investissement entre amour et travail et comment ?
Par ailleurs l’échéance de la ménopause (voire le cap des 40 ans) aurait-elle une influence sur cette répartition en fonction des périodes de la vie des femmes (on pourrait se poser une question similaire chez l’homme mais peut-être est-ce moins flagrant puisque « l’andropause » ou la baisse de la fécondité est plus progressive) ?
Pour illustrer une partie de ces questionnements, je voudrais vous présenter le cas d’Isabelle.
Les « 9 mois » d’Isabelle :
Isabelle a 34 ans quand elle vient me voir pour un accompagnement fondamental.
Elle arrive en m’indiquant tout de suite qu’elle a un problème qu’elle dit « structurel » : elle s’ennuie à chaque fois dans ses divers postes après 9 mois. Cette « frustration » (c’est son mot) la met alors dans un état où elle devient facilement agressive et manque de tolérance.
Elle est à un poste dans le service communication d’un grand groupe où elle doit beaucoup sortir le soir (pour des évènements). Elle précise :
« J’ai fait le choix de ne pas avoir d’enfant, alors cela ne me gêne pas ».
Elle ajoute : « dès 8-9 ans, je ne voulais pas avoir d’enfant, ni de mari, je suis célibataire depuis longtemps, j’aime être seule ».
Isabelle est l’aînée d’une fratrie de 2 filles.
Elle me dit être très proche de son père (elle l’appelle tous les 2 jours) qui est journaliste au chômage.
Le travail prend beaucoup de place dans sa vie et elle fait de gros horaires.
Elle se vit dans une position de devoir réussir. Un peu plus tard dans les séances elle dira : « ça fait depuis l’âge de 7 ans que je dois toujours être la 1ère…je suis dans une fuite en avant ». (A 7 ans on lui avait fait sauter une classe avec beaucoup de pression).
Elle dit s’être sentie poussée par sa mère qui le disait et par son père qui ne le disait pas : « il fallait que je lui donne cette satisfaction » ajoute-t-elle. Elle précisera bien plus tard qu’elle se vit comme une revanche de son père vis-à-vis du frère de celui-ci, très brillant et qui a eu un fils (son cousin) du même âge qu’elle et qui est extrêmement brillant également.
Elle m’indique que chez elle c’est sa mère qui donnait les limites, avec son père elle se sentait plutôt du côté du jeu.
Lors de la 4ème séance reviendront les questions autour de son non désir affiché d’enfant et de ses relations à son père après m’avoir parlé de la façon dont elle se vit par rapport aux autres :
« Je me sais différente, j’ai un fonctionnement masculin »…et « je suis vue différente….une femme à barbe ».
Se référant à son enfance elle raconte : « A 7 ans, les filles ne m’aimaient pas car j’étais la 1ère, c’était des rivales. J’étais davantage amie avec les garçons, les moins bons. On faisait un échange : je les aidais pour l’école et ils me protégeaient physiquement, j’étais leur mascotte »…. « Déjà avant je n’aimais pas jouer aux barbies. J’adorais jouer au circuit de voitures ».
Elle ajoute : « Avec mon père, c’était plutôt la musique. J’ai commencé à chanter avec lui à 3 ans. Il jouait de la guitare ».
La connotation incestuelle des relations avec son père semble assez évidente. D’ailleurs quand plus tard elle me reparlera de son plaisir à chanter, et de son appréhension à le faire devant un public, elle associera chanter devant des gens à faire un strip-tease.
Puis elle revient sur son non désir d’enfant : « je n’ai pas envie d’avoir d’enfant, je n’ai pas envie de perdre ma liberté, mes satisfactions actuelles. Je me sens très bien seule, je ne m’ennuie pas », puis elle précise : « c’est impossible d’être à la fois mère, épouse et d’assurer un travail, surtout si on veut être parfaite dans les trois… »… » Mes parents, eux, se sont connus jeunes, ils ont fait leurs évolutions ensemble, du coup ils peuvent accepter leurs différences. Ils sont encore amoureux après 35 ans de mariage (surtout mon père)…moi je ne vois pas à 34 ans comment cela peut être encore possible, car je suis « finie » (elle voulait dire « achevée »)… « là, à l’inverse du travail, je suis en retard ».
Je remarque que son discours est dit de façon assez automatique, comme un discours répété maintes fois, un probable discours de défense, de dénégation.
Isabelle semble en quelque sorte sublimer le sexe au travail, mais ce serait comme une fausse sublimation, une sublimation de surface. Tout semble sexualisé sauf le sexe…
On peut se demander si du coup, au bout de 9 mois, elle ne serait pas comme déçue de constater qu’il n’y a pas d’enfant mais bien du travail : son excitation tombant, elle serait confrontée à une réalité qui ne correspond pas à son fantasme.
Après cette séance et une séance de bilan intermédiaire, Isabelle annule 2 séances, puis revient en m’annonçant que pas mal de choses ont changées (précisons que l’accompagnement est alors démarré depuis 8 mois) :
« Je suis sur la bonne voie de trouver le bon équilibre et pour m’ouvrir aux autres »… « Depuis un mois j’ai un ami et pour la 1ère fois je n’ai pas de sensation d’étouffement »… « Je suis beaucoup moins agressive, je sens un apaisement ».
Concernant son ennui au travail après 9 mois elle me dit : « Avant je ne me laissais pas le temps de sortir de la déprime après le 1er objectif, c’était le « baby blues ». Je n’essayais pas de retrouver le plaisir après. »
Puis après encore quelques séances manquées ou reportées, les séances s’espacent alors qu’elle est en phase de choix de son prochain poste. Elle m’indiquera à l’avant dernière séance, une fois son choix fait et accepté, que ses inquiétudes sur ses choix, elle préfère les gérer seule. Elle réalise que c’est sa façon de fonctionner avec sa mère : « je ne lui dis les choses que quand c’est OK, quand c’est fini ».
Lors du bilan final elle dira : « …maintenant je ne m’angoisse plus de ne pas savoir où je veux être à 40 ans ».
J’apprendrai qu’elle s’est mariée quelques mois plus tard.
Dans ce cas on voit un surinvestissement du travail dans une conduite défensive de son désir sexuel. Du coup le sexuel envahit le travail. On pourrait dire qu’il y a comme une perversion dans le travail puisque du sexuel est détourné sur le travail.
On peut aussi se demander dans ce cas si l’urgence biologique n’aurait pas eu un rôle d’accentuation ou d’accélérateur soit du dysfonctionnement soit de son début de résolution ?
Si l’on se réfère au concept de « dette paternelle » introduite par Roland Guinchard comme étant quelque chose de l’ordre du « complexe d’oedipe » du travail ; On peut se dire que pour Isabelle il y a probablement une confusion entre le père de l’oedipe, et qui semble être dans ce cas relativement incestuel et le père du travail (celui qui est opérant pour la dette paternelle).
Le travail a du coup peut-être servi à Isabelle pour résoudre son oedipe, en y recherchant le père, mais pas le père du travail, mais le père de l’oedipe.
Lors de l’accompagnement elle semble se rendre compte, en partie, de la confusion, ce qui lui permet de pouvoir finalement investir une relation avec un homme.
Pour aller plus loin par rapport au concept de dette paternelle et si l’on se réfère à ce que Roland Guinchard nous dit par rapport aux trois images du père (père réel, imaginaire et symbolique), le manque du côté de l’image symbolique du père, qui semble apparaître dans le discours d’Isabelle, pourrait expliquer aussi sa quête de pouvoir et de réussite.
Cette quête ayant pour objectif, comme nous le dit Roland, de « créer de la fonction symbolique pour parer au risque d’une absence redoutée ». Dans le cas d’une petite fille le manque de père symbolique perçu est d’autant plus dangereux qu’il est aussi redouté du côté oedipien. Créer du père symbolique par le travail pourrait alors être une tentative de résoudre le problème oedipien, d’où la confusion que nous avons évoquée.
Quelques questions amenées par ce cas :
La question de la dette paternelle chez les femmes :
Celle-ci se mélange fortement avec la résolution (plus ou moins réussie) de l’oedipe : la dette paternelle (du travail) fonctionne-t-elle de la même façon ? Faut-il distinguer le père de l’oedipe et le père du travail ?
La question de l’éventuelle répartition de l’énergie psychique entre l’objet d’amour/sexuel et l’objet de travail et la question autour de la création : laisser une trace, c’est créer d’une certaine façon.
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Il s’agit d’une part de la question posée en introduction concernant la femme qui enfante
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D’autre part, on peut se demander si la position de l’œuvre dans le travail ne serait possible que lorsqu’il y a un certain équilibre entre l’investissement respectif de l’objet d’amour et de l’objet travail ; en quelque sorte quand ils sont « dépollués » l’un de l’autre.
[1] Cf. Freud – Abrégé de psychanalyse : « l’opposition entre pulsion d’autoconservation et pulsion de conservation de l’espèce, de même que celle entre amour du moi et amour d’objet, est encore à situer à l’intérieur de l’Eros » (citation rapportée dans le vocabulaire de la psychanalyse – J. Laplanche et J.B. Pontalis – PUF – 3ème éd. 2002 – p.371).
[2] « Psychanalyse du lien au travail – Le désir de travail » – Ed° Elsevier Masson – 2011 (p. 25)