Intervention d’Albert Filhol dans le cadre du séminaire « Et vous, comment ça va l’autorité ? » du 22 novembre 2017. (Fichier pdf téléchargeable en bas de page)

 

L’intention de ce texte est de donner des repères sur ce qu’on peut entendre par Autorité d’un point de vue du Graam, au préalable d’autres interventions au cours de cette journée de séminaire. Il s’agit d’introduire la notion d’Autorité dans sa complexité et son ambivalence, en observant le monde du travail et avec un point de vue analytique[1].

L’autorité est nécessaire et problématique par essence : il y en a toujours trop ou pas assez. Mais on ne peut faire sans. Entre faiblesse et abus d’autorité, la marge est étroite ; peut-être est-elle impossible à circonscrire ? De nombreux philosophes s’y sont penchés. Dans le même temps, la notion d’autorité même est souvent source de rejet. C’est ce qui rend la question intéressante, y compris en entreprise, dans le monde du travail.

En tant que texte d’introduction, nous adopterons la démarche suivante : nous commençons par illustrer les effets de l’autorité à l’aide d’une expérience. Puis nous distinguerons les différences entre autorité, pouvoir, persuasion et autres formes d’influence. Cela nous permettra de donner une définition de l’autorité de façon philosophique. Nous constaterons alors l’ambivalence de la notion, l’aporie du rapport de l’homme à l’autorité. Un point de vue analytique nous aidera alors à penser l’autorité comme fonction de régulation du conflit. Enfin, nous ferons le lien avec l’entreprise et l’intérêt d’y (re)penser ce qui y fait autorité.

 

I. Illustrer l’Autorité : l’expérience de Milgram montre l’effet des semblants de la figure d’Autorité sur les choix individuels. En présence de ce que représente la personne « en blouse blanche », portant les signes de l’autorité, les personnes résistent à leur premier mouvement.

Avant de définir l’autorité, commençons par l’illustrer, au moyen de la célèbre expérience de Milgram, psychologue social à Yale, en Californie. Cette expérience date de 1960 : elle a été reproduite des dizaines de fois à travers le monde, dans de nombreuses variantes: les résultats sont toujours du même ordre. L’expérience met en évidence l’obéissance à une figure d’autorité, y compris si la demande va contre les premières intuitions, contre ce qui nous donnerait satisfaction, contre ses préférences ou sa morale personnelle.

Les participants sont instructeurs; placés derrière un pupitre équipé de nombreux poussoirs électriques, ils doivent faire passer un test de mémoire à des élèves : on leur dit qu’ils participent à une recherche sur l’apprentissage humain. Si l’élève se trompe, l’instructeur doit déclencher une décharge électrique que l’élève subit, en appuyant sur un bouton ; la décharge électrique augmente à chaque erreur et le participant est informé de la dangerosité qui croit progressivement jusqu’à des intensités potentiellement mortelles. En réalité, il n’y a aucune décharge, et l’élève est joué par un acteur complice qui crie et mime la souffrance pour rendre la douleur crédible. Tout ceci se déroule, et c’est essentiel, sous l’autorité du scientifique en blouse blanche qui reste présent pour soutenir le participant dans ses moments d’hésitation.

Sur 40 participants, combien de participants ont obéi au point d’infliger les décharges maximales ? 37 sont allés bien au delà du seuil dangereux, jusqu’au dosage mortel. Et ceci en dépit de leur morale personnelle qui leur conseillait d’arrêter. Ils se soumettaient à ce qu’autorise la figure en blouse blanche. Pour ceux qui veulent aller y voir de plus près, les vidéos d’archive sur internet donnent des témoignages éloquents.

 

II. Distinguer l’Autorité des autres formes d’influence : quelle est la nature de cette autorité des hommes en blouse blanche ?

Ce qui est fascinant dans cette situation, c’est que les personnes sont influencées d’une façon particulière : il n’y a pas de récompense, pas de contrainte, pas de menace, très peu de persuasion par des raisonnements… il y a la confiance spontanée dans la parole de cette autorité. Les participants acceptent de remettre en cause leur premier instinct, de prendre des risques afin de se soumettre à « la science », comme pour contribuer à faire progresser la « connaissance » ?

On peut dès lors différencier l’autorité illustrée ci-dessus d’autres formes d’influences :

Faisons un petit jeu. Voici quelques phrases connues. A chaque fois, demandons-nous « pourquoi suit-on la parole ? ».

  • L’intimidation : « Mon territoire s’arrête là où s’arrêtent mes tanks ». On obéit ici pour fuir la menace. C’est la peur qui motive. On obéit pour fuir la contrainte, la rétorsion, en un mot le déplaisir ou la perte anticipée. C’est l’exercice du pouvoir ici qui déclenche l’obéissance, s’appuyant sur le principe de déplaisir. Il s’agissait de Poutine, questionné sur la frontière entre l’Europe et la Russie.
  • La promesse : « Make America great again » ou encore « Croyez-moi, avec moi chaque américain aura un emploi et une maison ». On obéit ici pour obtenir la récompense, une satisfaction, une protection ou un bénéfice. On obéit pour rechercher la réassurance par le fort narcissisme d’un leader sûr de lui, qui se dit infaillible. C’est la séduction qui joue ici, s’appuyant sur le principe de plaisir. Concernant les citations, vous aurez reconnu Trump dans ses discours de campagne électorale.
  • La démonstration : (au sujet de la création de l’Euro) « On a bien vérifié, c’est la seule meilleure solution ; si on sort du système, c’est le saut dans l’inconnu. La solution la plus efficace, la plus performante ». On obéit ici sous le poids du rationnel, de l’argument qui pense pour nous (c’est le cas de l’expérience Milgram). Il s’agit d’un discours technique, médical, mais également économique. La certitude apportée par la science, les normes, la mesure… : il y a un bénéfice également, car on abandonne sa pensée pour l’autre qui sait mieux. C’est également les religions, les experts… La citation est ici une reconstitution de certains éléments de discours tenus par des défenseurs de la ratification du traité de Maastricht lors du référendum de 1992.
  • « Nous pouvons le faire ensemble » « J’ai un rêve, celui que les hommes soient égaux » : on obéit pour participer à un idéal. Ici, celui qui parle est porteur d’une parole qui inspire, car elle puise dans des valeurs dont tout le monde a hérité. Elle permet d’engager autour d’un projet, un effort commun. Il n’y a pas de garantie mais plutôt une invite. Une invite à accepter les difficultés, à perdre la sécurité immédiate. Ici, pas de certitude rassurante d’un père tout puissant qui n’échouerait jamais. Il s’agit plutôt de tenter de créer, de faire émerger une solution civilisatrice, qui profite à la civilisation et nous dépasse. Il s’agit d’un pari, proposé à ceux qui sont prêts à risquer de perdre. Le but n’est pas gagné d’avance. Les citations sont ici d’Obama (campagne électorale traduction libre de « Yes we can » ) et du célèbre discours de Martin Luther King en 1968.

En résumé :

  •  Pouvoir : on suit… par peur, pour qu’il ne nous arrive rien de mal. (fuite du déplaisir)
  • Séduction : on suit …car c’est flatteur (on nous promet des lendemains qui chantent). (recherche du plaisir)
  • Persuasion : on suit … car tu on a été convaincu par des raisonnements logiques. (le rationnel contre l’intuition)
  • Autorité : on suit … car on peux participer à un Idéal dans lequel on se reconnait et qui nous dépasse. Il y a proposition de participer à une histoire qui a commencé avant soi et qui fait grandir l’humanité ou sa communauté.

C’est cette dernière position d’influence qui correspond le mieux à la description que fait Arendt de l’autorité :

« Puisque l’autorité requiert toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de coercition ; la où la force est employée, l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part, est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation ». Crise dans la culture ; Qu’est ce que l’autorité (1972)

Celui qui bénéficie de cette autorité la reçoit par la confiance des autres. Les personnes accordent de l’autorité à quelqu’un, au nom de l’idéal qu’il représente à leurs yeux et qui les dépasse. Alors que le pouvoir, lui, on le prend, on le défend, on se bat pour le garder… L’autorité, elle, ce sont les autres qui vous l’accordent car ils perçoivent dans votre parole l’écho de leurs propres idéaux. Ils obéissent à ce que vous représentez, non pas à qui vous êtes, mais à la figure que vous incarnez. L’autorité, on ne peut la garder de force : au contraire, on peut la perdre immédiatement s’il n’y a plus cette confiance : on le voit dans les démissions.

 

III. Définir l’Autorité :

S’il existe beaucoup de définitions possibles, je propose à ce point de notre exposé la définition de Charlotte Herfray, qui s’appuie entre autre sur le texte de Arendt : « L’Autorité est la parole d’un Autre, qui est relais de transmission de notre héritage culturel »[2] Selon elle, que fait-on lorsqu’on obéit à l’Autorité ?Nous choisissons de participer au projet de grandir en humanité (es humanité) : nous tentons de résoudre les conflits au delà de nos intérêts individuels, en se soumettant aux idéaux qui permettent le vivre ensemble. L’autorité est une invite à faire exister autre chose que la violence pour dépasser le conflit inhérent au vivre ensemble, en optant pour un projet civilisateur, qui oriente plus qu’il ne divise.

Rappelons qu’étymologiquement, Autorité vient du latin Autorictas, qui vient de Actor (l’auteur) mais également de Augere qui signifie augmenter. Cette lecture nous permet de penser l’Autorité comme ce qui nous invite à participer à une histoire qui fait grandir : en humanité, en civilisation. Et de dépasser nos intérêts et points de vues individuels ou intérêts plus personnels. Répondre à l’Autorité c’est accepter de s’inscrire dans cette civilisation qui nous a précédé, qui nous dépasse, et que l’on veut perpétuer. Respecter l’autorité c’est accepter les frustrations, la résolution des conflits dans ce qu’elle a d’insatisfaisant, si elle se fait au nom d’un idéal de civilisation, de vivre ensemble. L’autorité permet le vivre en collectif.

Ce qui fait autorité peut être un symbole, et n’est pas forcément une personne. Une personne fait autorité lorsqu’elle s’exprime au nom du symbole qu’elle représente. Un livre peut faire autorité par exemple. Et… une blouse blanche également, comme dans l’expérience de Milgram : le symbole et la dimension de leurre qu’il implique comme nous allons maintenant le voir.

 

IV. L’Ambivalence de l’Autorité : sauveur et tyran

Nous irons à l’essentiel ici pour rappeler le caractère paradoxale, ambivalent de la notion d’autorité. L’objet est de souligner que l’autorité ne se résume pas à une définition univoque, mais que cela ne lui enlève pas pour autant la fonction qu’elle semble pouvoir jouer pour les hommes.

D’une part, « l’autorité est consubstantielle du conflit »[3] : comme le rappelle André Carrel, autorité et conflits sont indissociables et participent de la même réalité. Là où il y a conflit, il y a besoin d’autorité. Et faire acte d’autorité s’accompagne de frustration et de contestation. Par exemple, en entreprise, s’il n’y avait pas de choix à faire, et donc d’options à abandonner, donc de contestation à assumer, on ne nommerait pas de manager ou de chef.

D’autre part, l’Autorité a la vertu de ce qui sauve : l’Autorité résout le conflit, permet de trouver une issue acceptée, acceptable par les parties intéressées. Elle permet la reconnaissance d’un choix, elle permet de trancher de façon civilisée : l’autorité coupe, tout en rassemblant quant au sens. Elle se substitue à l’attente d’une résolution qui apporterait satisfaction immédiate à tous, pour proposer un idéal comme bénéfice étendu. Ainsi, on fait appel à la Haute Autorité : elle permet de sortir du conflits humains passionnels. l’Autorité permet qu’une décision soit respectée : Elle s’impose à tous, met les personnes d’accord en proposant un sens supérieur. En entreprise, le manager pourra faire autorité et faire respecter ses décisions et choix, s’il peut s’appuyer sur un objectif qui rassemble le groupe : dans la langue managériale, on appelle cela « donner du sens ». C’est ce qui contribue à ce que l’équipe s’engage dans les efforts et s’investisse.

Il y a ainsi une ambivalence à cette notion d’autorité que Freud a souligné. Selon lui, « l’autorité  correspond à une confiance, qui s’établit dès l’enfance », mais il rajoute la chose suivante : « Nous savons qu’il existe dans la masse humaine le fort besoin d’une autorité que l’on puisse admirer, devant laquelle on s’incline, par laquelle on est dominé, éventuellement maltraité » [4]

L’Autorité comme source d’asservissement, de déception, de désillusion :

Le besoin de croire en une Autorité idéale qui nous sauve du chaos et de la violence conduit les hommes à se soumettre sans discernement : Une servitude volontaire qu’avait décrite La Boétie. Le besoin de se soumettre à une parole pleine de certitude[5] : cela ouvre la voie à des autorités abusives, extrémismes de toute sortes. Y compris la croyance en les promesses de la science comme on l’a vu dans l’expérience Milgram où les instructeurs sont leurrés par le symbole de la blouse blanche. On voit ici apparaître un excès de position d’autorité, un autoritarisme.

Mais comme tout idéal, il y a toujours désillusion : les figures d’autorité ne sont jamais à la hauteur des idéaux. On le voit avec les prix Nobel de la Paix récents : Aung San Suu Kyi (Birmanie et les Rohingya), Obama et ses reformes, l’Europe (et ses déchirements).

On le voit, l’autorité n’est jamais pleinement satisfaisante : on en a besoin pour dépasser les conflits, mais il y en a trop, ou pas assez. Elle est décevante. Contestable. Mais cela n’enlève pas pour autant l’acuité de sa nécessité si l’on veut éviter l’autoritarisme. Comme le rappelait Saint John Perse, « La démocratie, plus qu’aucun autre régime, exige l’exercice de l’autorité ». De même, en entreprise, le nouveau patron… finit par décevoir lui aussi. (Sauf s’il y a croissance… nous y reviendrons).

Pour André Carrel[6] L’autorité n’est pas un état mais un processus. On n’a pas l’autorité, mais on fait Autorité. L’Autorité est le résultat d’un travail de dépassement du conflit, un processus jamais fini de civilisation, plus qu’un acquis. Ce qui compte est la fonction de recherche, de confrontation, la poursuite du symbole. Le progrès que propose l’autorité reste toujours à relancer alors que les conflits humains, toujours resurgissent – alimentés par la recherche de croissance ou de plus de satisfaction.

L’Autorité est un Idéal que l’on hallucine, un symbole. Et le propre du symbole[7] n’est-il pas de permettre de représenter ce qui n’est pas là ?

 

Avant d’aller plus loin, nous allons regarder ensemble un extrait de film.

 

VIDEO : scène finale du film Lord of the Flies de P. Brook – 1963 (inspiré du roman de W. Golding publié en 1954)

Rappelons le scénario : suite à un accident d’avion, un groupe d’enfants se retrouve isolé sur une île, sans adulte. Les enfants se divisent en se rassemblant autour de différents Leaders : d’un côté, Ralph essaie d’organiser le groupe de façon réfléchie, par le dialogue – il représente la sagesse et la raison. Jack est de son côté charismatique, fougueux, il incite les autres à l’action en allant à la chasse aux monstres qu’il dit exister sur l’île – proposant à la fois un objet de crainte et l’assurance que lui sait comment gagner cette menace.

L’extrait que je vous montre est la scène finale, celle où Ralph – le seul survivant face au clan de Jack – s‘enfuit, pourchassé par ceux qui se sont grimés en sauvages, et se sont peints pour être puissants et vaincre la peur.

Il n’y a aucune parole.

Cette scène nous montre l’Autorité comme Idéal : l’idéal de père mythique formidable, puissant mais rassurant, un père qui garantirait la survie aux hommes pris dans leurs conflits sauvages et épouvantablement humains. Un père immensément fiable qui permettrait de ne pas définitivement perdre son humanité. Un père rêvé, presque halluciné dans cet extrait.

Pour mieux approcher l’origine de cette impossibilité de trouver cet idéal qui, face aux conflits, ferait autorité une bonne fois pour toute, prenons un point de vue analytique.

 

V. Point de vue analytique : nécessité et défaillance de ce qui régule les conflits et organise la psyché

La psyché, le psychisme, est un lieu de conflit, de division… et de tentative de conciliation. Freud a consacré sa vie à explorer ces conflits internes. Le conflit entre différentes instances, qu’il a conceptualisées sous forme de topiques. Il a imaginé le Moi, au milieu des conflits avec le Surmoi, le Ça… qui veulent s’imposer au Moi, se faire entendre.

Et pour chacun, il y a la nécessité de rassembler ses pensées tant bien que mal, d’avoir le sentiment de faire Un, d’être suffisamment rassemblé dans sa psyché pour avoir le sentiment de continuité et d’existence, le sentiment d’être soi sans trop de morcellement ou de contradictions. Tout le monde n’arrive pas de la même manière à gérer ces conflits internes : « ça rate » toujours plus ou moins. L’homme normal est plus ou moins névrosé. C’est ce qui fait la singularité, de chacun, le symptôme comme signature individuelle[8].

Dans tous les cas, il y a tension, conflit, et donc le besoin que quelque chose fasse tenir la psyché, pour dépasser ces choix et pensées multiples, incompatibles. On a besoin d’une telle fonction.

Freud a proposé le concept d’Idéal du Moi comme produit du dépassement de ces conflits internes. L’Idéal du moi est ainsi vu comme un progrès psychique, et non quelque chose d’inné chez l’homme. Un progrès de civilisation.

Selon la thèse de Freud : « L’enfant s’identifie au père, aux parents, internalise leur autorité et la transforme en instance d’Idéal du moi »[9]. L’idéal du moi est le produit de l’identification aux modèles parentaux. C’est le fruit des efforts de renoncements pulsionnels au nom de tel interdit, ou telle exigence parentale. Cet Idéal du moi joue donc le rôle de balise, de repères partagés, qui contient le pulsionnel, la violence, l’instinct, le bon plaisir individuel. L’Idéal du moi participe à l’identité de l’individu, lui permet de maintenir ses pulsions et de les diriger vers des buts socialement valorisés. L’Idéal du Moi fait donc autorité pour le sujet, et lui donne accès au vivre ensemble, le vivre avec soi-même. Il s’agit d’un ordre qui organise le psychisme.

Mais l’insistance du pulsionnel que décrit Freud demande satisfaction de façon indéfinie. Le sujet n’en a jamais fini avec ce pulsionnel qui butte contre les satisfactions trop imparfaites et il en demande toujours plus.

Dans ce contexte sans borne, l’idéal du Moi constitue un cadre qui permet d’avoir des repères, de se situer, d’exister. Il s’agit d’un domicile psychique (selon l’expression de Melmann). Mais en même temps, il aliène le sujet car c’est dès lors sa structure, son fonctionnement, ses limites. Nous voyons ainsi que l’ambivalence que nous avions vue précédemment dans le socius, la civilisation (l’autorité comme délibération et comme source de servitude) fait écho à une ambivalence interne, psychique individuelle : un Idéal qui aliène autant qu’il oriente.

C’est finalement ce qui se rapprocherait le plus de l’Autorité de Arendt. Ce que nous nommons la recherche de ce qui fait Autorité dans la société est un autre nom à ce que Freud appelle l’Idéal du Moi dans l’inconscient. Une fonction de régulation dans le social ou dans le psychisme.

L’autorité interdit donc autant qu’elle autorise. Faire autorité c’est donner un cadre qui limite autant qu’il fait tenir[10].

En entreprise, dès qu’on n’est pas à la hauteur de l’Idéal, les autres vous la retirent immédiatement. Les exemples sont nombreux : retenons un, le dirigeant Martin Winterkorn, qui démissionne de la présidence du directoire Volkswagen, quelques jours seulement après le début du scandale des diesels truqués, en déclarant ne pas avoir été informé de cette fraude organisée. Il ne représente plus l’idéal de la firme automobile.

Alors on voit que l’Autorité est un idéal qui requiert un travail jamais fini de s’accomplir. Un processus civilisateur.

En entreprise, comment dès lors tenir une place de leader et faire Autorité aux yeux des autres ? De l’autre côté, dans les équipes, quelle Autorité accorder à son manager qui incarne ce discours ?

 

VI. Dans l’entreprise, l’Autorité, comment ça va ?

Notre journée d’étude va parler essentiellement des personnes, managers, chef de projets et dirigeants, qui doivent faire autorité. Alors, après cette introduction générale, l’Autorité en entreprise, comment ça va ?

L’entreprise, lieu de conflits, de tensions, d’intérêts divergents à résoudre. Que quelque chose fasse autorité serait bien utile ! Comment gérer les conflits, les choix : Délocaliser ou non ? Sous traiter ou non ? Robotiser ou non ?  Etre durable ou rentable ? Accepter des congés ou non ? Ecouter son chef hiérarchique ou celui en pointillé sur l’organigramme ? Demander plus avec moins de moyens ?

Il est nécessaire de réussir à réunir les différentes parties prenantes, de les embarquer, de faire autorité ; si l’on ne veut pas être autoritaire. Car on ne peut pas toujours récompenser, ou justifier.

En entreprise, on parle de Leadership lorsqu’on parle de celui qui doit incarner la place d’autorité. Le leader rassemble, motive, réunit, fait s’engager… Avoir de l’autorité c’est idéal pour un dirigeant.  Pour un manager. Font-ils autorité quand ils décident ? Et les employés, reconnaissent-ils l’autorité de ceux qui sont au pouvoir ?

Au Nom de quoi ? Que veut-on ? Certes, au nom de la qualité totale, au nom de la satisfaction du client roi,  au nom des ratios de performance et des objectifs, au nom de l’indice boursier…

Etre le chef, ce n’est pas si facile si on souhaite faire autorité. Avoir un discours qui inspire suffisamment, qui rassure, ce n’est pas évident. Etre à la hauteur de l’attente des équipiers, ce n’est pas donné à tout le monde. La place de chef est celle du conflit, des contradictions à dépasser.

Quelle est la préoccupation actuelle des dirigeants ? Le magazine Harvard Business Review, qui fait autorité dans le domaine du management, a posé la question à trois PDG lauréats du palmarès 2017 des meilleurs dirigeants. L’article s’appelle « Ce qui inquiète vraiment les PDG »[11] : les réponses sont la volatilité de l’environnement, la pression du court terme, la génération Y qui s’oriente selon le sens, et veut savoir pourquoi elle travaille, et la défiance envers l’entreprise.

De façon parallèle, la demande pour voir émerger des Leaders est aigue : on forme les leaders, on les accompagne, les développe dans différents programmes. On leur enjoint de devenir des Leaders de décider dans l’incertitude, out of the box. Certains cabinet de conseil RH vont jusqu’à quantifier la pénurie de Leaders selon les endroits du globe.

En somme, une injonction à savoir où l’entreprise va, à savoir pour quoi on travaille ensemble ? Pour quel but investissons nous nos efforts ? A quelle œuvre participons-nous ? Quel projet poursuivons-nous ?

A quoi doit ressembler un Leader aujourd’hui ? Fait-il autorité ? Au nom de quoi dirige t il les autres ? [12]

Et chaque leader ne doit-il pas se poser la question : qu’est-ce qui fait autorité pour moi ?

Nous avons la journée pour y réfléchir ensemble.

 

[1] Ce texte reprend brièvement des questionnements qui ont fait l’objet d’un mémoire : Habemus Papam, histoire d’un « PasPeux » – Quand la figure d’Autorité fait symptôme – Psychopathologie de la vie ordinaire et « névrose de la responsabilité » (Mémoire de Master 1 en psychologie clinique – mai 2014)

[2]Les figures d’Autorité, Charlotte Herfray, Erès, 2008

[3] André Carrel, Le processus d’autorité, Revue Française de psychanalyse, janvier 2002, p.21-40. Consubstantiel signifie « qui est de la même substance ».

[4] Freud, L’Homme Moïse, 1939, p.207

[5] Pierre Dac : « Il y en a qui sont faits pour commander, d’autres pour obéïr. Moi je suis fait pour les deux : j’ai obéi à mes instincts en commandant un deuxième Pastis ». Dac ne dit-il pas ici avec humour la servitude volontaire au maître Alcool qui apporte la promesse d’une satisfaction jamais déçue ?

[6] Ibid

[7] Symbole : dans l’antiquité, pièce partagée en deux dont chaque partie étaient confiée à deux personnes différentes. Ces parties permettaient ainsi aux deux personnes, même séparées, de se reconnaître comme liées. Un symbole peut prendre n’importe quelle forme, c’est sa fonction qui compte : rassembler en donnant du sens à ce qui n’est pas là.

[8] Cette névrose est structurelle : on l’observe chez le névrosé ordinaire, classique, normal, qui doit écouter plusieurs voix en lui, qui hésite, qui culpabilise, qui doute, qui regrette ses choix comme ses non choix… certains refoulent suffisamment pour sembler ne pas s’en douter. Sauf dans leurs rêves ou oublis, actes manqués. On le voit de façon plus spectaculaire chez les psychotiques qui entendent des voix qui parlent avec certitude, et leur imposent une vérité autre non partageable.

[9] Freud, Le Moi et le Ça, 1923, Petite bibliothèque Payot, chapitre 3 p. 80

[10] Et si on va plus loin, la recherche de figure d’Autorité, tout comme la plainte de son insuffisance, ne peut-elle pas être conçue comme un jeu ayant pour fonction de refouler utilement l’angoisse du non sens, du néant et de la mort ?  En effet, ce jeu avec l’Autorité n’est-il pas aussi celui de l’objet manquant, de la perte et du Désir ?

[11] HBR numéro de janvier 2017 « Ce qui inquiète vraiment les PDG »

[12] Cette question « Au nom de quoi les autres vous suivraient-ils ? » a fait l’objet d’une autre intervention, se basant sur un cas réel, lors de ce séminaire. Le texte est disponible.

Par : Albert Filhol

Le : 23 février 2018