L’article qui suit, « le chapeau de Jacob », ouvre une hypothèse, celle d’une humiliation structurelle du travail. Autrement dit, tout travail comporterait sa chute dans le regard de l’autre et d’un Autre, grand : hier, Dieu, Celui des commencements et du labeur « à la sueur du visage » d’Adam ; aujourd’hui par une narcissisation – compétition d’un travailleur-sujet désirant sur la scène sociale de son travail. De la plainte ordinaire, celle que l’on entend en entreprise comme en institution, de la plainte d’un travail qui n’est pas reconnu, pas estimé à la mesure de l’investissement affectif d’un sujet désirant, se jouerait un plan autre. Celui de l’humaine condition, prise dans un objet en tension entre la valeur sociale d’un travail et sa face compétitive, engageant des gains et des pertes. D’où s’originerait une lutte pour minimiser ou repousser les pertes et conserver, voire maximiser les gains. Ceci s’articulerait au discours du maître, celui qui énonce un discours sur le travail en tant que norme, ordonne et évalue. Un travail sans sujet désirant, mais avec des tâches et un appareillage technico-économique, sous le coup de l’objectivation d’un résultat mesurable. Une logique du Chiffre qui crée des souffrances à l’endroit des affects et de l’énergie investis.

Marc Lasseaux, psychanalyste, praticien en institution, praticien du Graam

Sommaire

pp. 2-4, De l’humiliation, de la honte et de la culpabilité, leur formation

pp. 5-6, Quand Adam et Eve portent le chapeau du travail-labeur

pp. 7-9, Du travail et de son humiliation structurelle

p. 10, Bibliographie

 

Le chapeau de Jacob

Autrefois, lui avait dit Jacob, « un chrétien a jeté mon bonnet de fourrure dans la boue en criant : « « Juif, descends du trottoir ». Et à la question de son fils lui demandant ce qu’il avait fait, il avait répondu : « j’ai ramassé mon bonnet ». in Sigmund Freud en son temps et le nôtre, Elisabeth Roudinesco, Seuil, 2014

 

De l’humiliation, de la honte et de la culpabilité, leur formation

Le souvenir que Jacob Freud raconte à son fils Sigmund alors enfant, pour lui manifester que le temps présent était meilleur, s’inscrit dans une ambition du père pour le fils. Schlomo-Sigmund comme d’autres enfants de sa génération, connaîtrait meilleure fortune sociale et professionnelle que son père, négociant originaire de Galicie orientale (Ukraine actuelle), installé avec sa famille à Vienne (Autriche) en 1860. Dans l’épais livre qu’elle consacre à Sigmund Freud, Elisabeth Roudisnesco remet en perspective les effets de l’humiliation du père sur le fils, une humiliation double, celle de se faire insulter, puis celle de se soumettre à la loi a-symbolique, au passage à l’acte de l’autre. De ce souvenir de jeunesse déplaisant, le jeune Sigmund lui substitue par l’imaginaire une scène historique au cours de laquelle Hamilcar, homme d’Etat et général carthaginois, fit jurer à son fils Hannibal qu’il le vengerait des Romains et défendrait Carthage jusqu’à la mort*1. Pour E. Roudinesco, de ce récit de l’humiliation du père, se forme dans l’imaginaire du jeune Sigmund le souvenir d’une puissance patriarcale défaillante, et de « l’itinéraire d’un fils qui s’était donné très tôt pour mission de revaloriser symboliquement la loi du père par un acte de rébellion hannibalienne »*2.

Dans l’ouvrage collectif sous la direction de Jean-Richard Freymann « de la honte à la culpabilité », il articule humiliation et complexe de castration : « L’humiliation n’est-elle pas toujours la trace clinique du complexe d’Oedipe et de son articulation avec le complexe de castration ? ».*3

L’outrage à Jacob, l’outrage au Père défait-il la fonction paternelle en tant que fonction de castration, en destituant  doublement la figure d’autorité : celle qui aurait du, d’une part, appeler le respect du passant, et d’autre part, celle du père se soumettant à l’acte ? Ramasser le chapeau couvert de boue et n’opposer à cet endroit aucune parole, un geste d’humilité du père qui rend la fonction paternelle vacillante, du fait que la loi qui s’impose est celle de la violence et de la haine : faire tomber le couvre-chef du père et désigner le père comme inférieur en condition dans l’espace social (le trottoir de la rue), et non la loi symbolique de la parole, de la coupure. Comme l’indiquent JR Freymann et Catherine Neunreuther, « la honte est branchée d’un côté sur le social et de l’autre côté sur la sexualité infantile retrouvée. Cela pose la question du rapport entre la honte et la loi symbolique »*4. La honte se trouverait branchée du côté social, autrement dit, dans l’instant de l’agir dans le regard et le jugement de l’autre. Et du côté de la sexualité infantile, le retour à une honte ancienne, celle des premiers émois sexuels pris dans un rapport à une autorité qui fait castration. On pourrait dire une honte « la main prise dans le sac ».

Il n’est pas assuré que le père de Schlomo-Sigmund ait éprouvé de la honte. Dans le récit du souvenir il n’en dit mot, tandis que se pose la question de la honte éprouvée par le fils pour son père. JR Freymann : « L’évitement de la honte, c’est de se référer à une certaine loi, mais à une loi qui ne serait pas symbolique mais arbitraire, ce qui, justement, n’est pas la loi »*5. L’évitement de la honte engage un « j’ai obéi aux ordres », et ici dans la scène du chapeau, un « je ne pouvais pas faire autrement ». De cet évitement, l’on peut faire l’hypothèse que, ce que le passant active entre le père et lui, ce sont des entités plus grandes que leurs personnes. Charlotte Herfray ne dit pas autre chose : « Dans l’humiliation, il y a de l’Autre, le grand, et il y a de la parole bien plus importante que le regard »*6. « Juif » retire à l’un son humanité pour une catégorisation dans laquelle se joue l’antisémitisme. Autrement dit, l’histoire du chapeau se joue à l’endroit d’une assignation dégradante puisqu’elle ne peut convoquer que mépris et haine. Donc Jacob n’est plus père, il n’est plus Jacob, il est assigné « Juif ». Dans son récit, le père ne parle pas d’un passant, mais d’un chrétien. C’est à dire qu’au nom d’une supposée supériorité d’une religion sur l’autre, un chrétien ordonne à un Juif, à un représentant du judaïsme, précisément de prendre une position inférieure en descendant du trottoir. Dans ce rabaissement, vient se loger une histoire de l’antisémitisme structurel, j’entends par là une construction du christianisme comme religion triomphante (la venue d’un Messie) sur une religion destituée parce que rendue coupable d’avoir livré le Sauveur à la mort. Sur la façade de la Cathédrale de Strasbourg, au portail droit, on peut voir deux statues : celle de la nouvelle église (chrétienne), figure hiératique et assurée, et l’ancienne église (la synagogue) défaite, la lance brisée. Je fais ce détour du fait qu’on ne peut ramener l’antisémitisme du passant à ce qui serait un simple mouvement d’affect (de haine), mais à ce qui a structuré pour longtemps le statut du judaïsme pour le christianisme. C’est en cela qu’opère la déshumanisation entre le passant et Jacob.

Nous avons mis des contours à la honte, ce mouvement d’affects pris dans une réalité sociale. Toutefois, pour qu’il y ait honte, il faut une instance interne au sujet, faute de quoi le social ne prendrait pas rang. L’instance c’est celle du surmoi. Pour qu’il y ait honte, il faut du surmoi.

Du côté de l’humiliation, il y a un acte arbitraire d’un Autre, une loi d’Un seul qui fait vaciller ou s’annuler toute loi symbolique. L’humiliation a pour effet une perte.

La culpabilité : nous allons la situer et la déplier.

JR Freymann : « la question de la culpabilité est intime, c’est-à-dire intrapsychique, avec tout le problème du « sentiment» de culpabilité : peut-on parler de sentiment puisque cette culpabilité n’est pas obligatoirement éprouvée par la conscience, ce qui est le classique freudien ? »*7 La culpabilité, c’est la faute, le péché originel, celui qui s’inscrit dans la civilisation. Nous y viendrons plus loin à propos d’Adam et d’Eve chassés de l’Eden. La culpabilité renvoie à la structure du sujet. Elle est branchée sur la figure parentale, le surmoi. Que dire de la culpabilité du sujet obsessionnel qui bat sa coulpe en permanence, s’adresse des reproches, s’attribue les fautes, insuffisances, manques comme s’il lui fallait se charger d’une réparation infinie ? Les religions du Livre ont fait de la culpabilité une arme puissante contre le désir sexuel. Le Jugement dernier n’est jamais loin de la culpabilité, c’est-à-dire Dieu Lui-même. La culpabilité se tient aux portes d’une lubricité refoulée, d’une pulsion sexuelle contre laquelle le sujet engage un combat. Selon la cruauté du surmoi, sa jouissance fera périr tout écart à une obéissance absolue, celle de la tyrannie d’un père-sévère. Car le sujet coupable persévère en sa culpabilité. Enfin, pour revenir à ce que JR Freymann indique du sentiment de culpabilité, le parlêtre de la culpabilité en est traversé comme l’épée traverse un corps. Pour autant, dans son dire l’on entend du reproche adressé à soi, des manques, de la faute, des torts. Il lui faut un tiers pour lui faire entendre : « voulez-vous dire que vous éprouvez de la culpabilité ? » Dans un cri, un sanglot, un soupir venu des entrailles, le parlêtre de la culpabilité lâche l’objet de jouissance : « oui, c’est ça ! ».

Donc, la culpabilité est structurelle, branchée sur la structure du sujet, qu’un Grand Autre, figure ultime, va activer en fond d’écran de figures parentales absolues.

« Maudite est la terre à cause de toi : c’est avec peine que tu en tireras ta nourriture, tant que tu vivras. Elle produira pour toi des ronces et des épines, et tu mangeras de l’herbe des champs. C’est à la sueur de ton front que tu mangeras ton pain ».

La Voix de la Thora, Commentaire du Pentateuque, Elie Munk, Fondation Samuel et Odette Lévy, 7ème édition, 1992.

 

Quand Adam et Eve portent le chapeau du Travail-labeur

Reproduire la Parole qui précède le verset du Travail, et qui s’adresse à Adam, ouvre au commentaire rabbinique et à ce que l’auteur, le Rabbin Elie Munk retranscrit du commentaire talmudique. Dans le monde chrétien, le travail a un statut moral, celui de détourner l’Homme de l’oisiveté, selon l’éthique protestante calviniste et le puritanisme anglais. Ainsi le théologien puritain Richard Baxter : « C’est par notre travail que nous réalisons ce que nous sommes capables de faire. L’oeuvre est donc le but moral et naturel de la potentialité humaine.*8

Dans le commentaire du verset « à la sueur de ton front, tu mangeras ton pain », Elie Munk introduit le travail « comme loi et condition de l’existence humaine, représenté ici sous l’aspect d’une malédiction dont Dieu frappa l’homme à la suite du péché originel (…) Néanmoins, le châtiment primitif, conçu comme supplice pour l’homme, a subi une atténuation sensible et de la punition, Dieu a fait sortir un bienfait »*9. C’est ici que le commentaire des docteurs du Talmud intervient autour du contraste entre l’annonce initiale : « la terre produira ronces et épines et tu mangeras l’herbe des champs » et « tu mangeras du pain à la sueur de ton visage ». Pour les talmudistes, Adam aurait pleuré à sa condamnation à se nourrir de ronces et d’épines. Il s’écria « Mon âne et moi mangerons d’une même crèche ». Dieu lui répondit : « tu mangeras du pain à la sueur de ton visage ». Et de continuer le commentaire : « Cette phrase eu le don de rasséréner Adam. Il accueillit ainsi le travail qui lui fut imposé de bon coeur et avec un sentiment de satisfaction (…) Loin de considérer le travail comme un mal nécessaire, le Psalmiste s’exclame : « Lorsque c’est du labeur de tes mains que tu mangeras, tu seras heureux et tu possèderas le bonheur ».*10

Dans le monde judéo-chrétien, le travail trouve son origine anthropologique dans la nouvelle condition d’Adam, chassé de l’Eden. Ce qui place le travail originaire, celui de La Thora dans le lien à Dieu. Le travail-vocation, celui du choix de métier, celui du service divin accompli dans une tâche profane. Le travail-vocation s’entend encore dans le dire d’employés, le projet professionnel d’un étudiant, ou la responsabilité d’un dirigeant. Cependant, cette trace du travail originaire se conçoit aujourd’hui dans le social et s’active par le désir singulier d’un sujet. La rupture anthropologique s’ordonne autour de l’industrialisation et de sa condition salariale : un employé ne travaille plus pour Dieu, mais pour son employeur. Le triptyque productivité-efficacité-rentabilité attache durablement le labeur à la valeur économique, ou plutôt à sa valeur capitalistique. Car, si les sciences de la gestion reconnaissent dans le travail une valeur de l’économie, un maillon de la chaîne d’efficience du profit, elles désignent en tout employé par le biais de ses compétences un capital humain.

Le travail, détaché des affaires divines, devient un objet politique, idéologique et social. Idéologique en mettant en scène des conceptions sociétales différenciées et antagonistes : le capitalisme et le communisme. De la politique, du fait que le travail s’ordonne par un droit défini dans la Cité (le droit du travail) et social en ce que tout travail s’organise par un lien institué dans une organisation (entreprise), un groupe, et un but contributif. Dit autrement, un travail a pour visée que d’autres en fassent usage (un consommateur, un donneur d’ordre, un partenaire).

Donc, dans le travail, il y aurait une trace structurelle d’une humiliation originaire (anthropologique en tant que mythe), atténuée par la place du pain au lieu des ronces et des épines. Le pain, en tant que procédé issu de la culture et de sa transformation, des outils pour le pétrir et le cuire, renvoie le travail au travail c’est-à-dire à un processus infini d’interdépendances.

En faisant l’hypothèse d’une trace originaire d’une humiliation qui se manifesterait encore dans le travail, sa scène contemporaine le place doublement dans l’espace social : dans le regard de l’autre, collègue, parent, ami. Ce qui est dans le social se joue dans le social. Et par la politique (l’idéologie) contemporaine de l’évaluation. Si le jugement de Dieu n’est plus appelé dans le travail (sauf pour les ordres religieux), le jugement des hommes, des petits autres est appelé. Il l’est aussi au Nom d’un Autre, un grand. Qu’on le nomme « L’Entreprise », « La Marché », « Le Client », « L’Usager », « La Concurrence », ou encore « La Mondialisation ». Nous y reviendrons plus loin lorsque nous aborderons les effets du discours du Maître, de ce que Lacan en établit pour celui qui est placé dans la dépendance au Maître, et des travaux de Pierre Bourdieu sur la distinction et la domination. Il s’agit de déconstruire le discours moral de l’évaluation, malgré ses prétentions scientistes parce que participant du discours de l’objectivation, et d’en repérer les effets subjectifs dans ce lien espace social – subjectivation, et ses déterminants sociaux. Par subjectivation, nous entendons ce qui du sujet dit quelque chose d’un désir à l’oeuvre, nous le déplierons plus loin, et des affects dont nous dirons qu’ils s’activent par les effets transférentiels d’un travail dans l’espace social, c’est-à-dire des projections, des demandes, en un mot de ce qui se joue dans un groupe, avec des petits autres, des figures d’autorité, et un Grand Autre au Nom duquel de petits autres vont parler à un employé de son travail par des obligations, contraintes, injonctions et demandes.

Du travail et de son humiliation structurelle

« Ce qui se passe chez Hegel dans la dialectique du maître et de lesclave, Lacan la repris pour mettre en lumière que lesclave lui aussi jouit (…) Lesclave jouit de sa soumission qui le rend maître du discours du maître. Pourquoi dire cela à propos de la honte et de lhumiliation ? Parce que le sujet peut jouir de ce couplage présent dans la honte et lhumiliation. »

Jean-Richard Freymann et Charlotte Herfray, honte, humiliation et culpabilité, Editions ERES* 11

« Un des points centraux de loeuvre de Bourdieu (…) est cette idée quil existe différentes espèces de capital : pas uniquement un « capital économique » au sens strict (cest-à-dire une richesse matérielle sous la forme dargent, de biens et de valeurs mobilières, etc.), mais aussi un « capital culturel » (constitué de savoirs, de compétences, et dautres acquisitions culturelles, dont les qualifications techniques et éducatives fournissent un exemple), un « capital symbolique » (qui renvoie à laccumulation du prestige et des honneurs, etc. »

John B. Thompson,préface de « langage et pouvoir symbolique » de Pierre Bourdieu, Points, collection Essais, 2014*12

Lappel à la dialectique du maître et de lesclave, reprise de Hegel par Lacan, avec la question de la honte et de lhumiliation, et lappel à Bourdieu du côté des enjeux dacquisition de capital tout autant économique que culturel et symbolique, amènent à une question : quest-ce qui se jouerait dans le travail comme gains réel, imaginaire et symbolique, et ferait que, quelles que soient les conditions et modalités du travail, le sujet désirant en salignant sur la position du maître y produirait une tentative de domination, en quelque sorte de se sortir de lhumiliation ? Et dans cette lutte, quels gains de narcissisation seraient à loeuvre ?

A cette question, notre position nest pas tant théorique que clinique. Parlons clinique. Quest-ce que le praticien de laccompagnement de travailleurs et de travaillants (au sens analytique) entend de leurs plaintes, leurs souffrances, leurs espoirs, leurs buts inauguraux (choix de métiers, de secteurs où faire profession, de positions sociales, dactivités) ?

Nous nentendons pas que des souffrances qui procèderaient des effets dextériorité de contraintes technico-économico-politiques sur les sujets, convertissant des énergies psychiques et corporelles en rapports de production normatifs au désir-maître. Assurément, nous lentendons. Ce que nous entendons de surcroit, cest quau travail, comme ailleurs, lhumiliation par son étymologie latine renvoie au rabaissement, à ce qui est humble, petit. Lhumiliation structurelle à tout travail, se manifesterait par une échelle de narcissisation et damour, cest-à-dire de faire quelque chose qui mobilise le regard du maître, un maître qui ordonne, exige, change les règles du jeu, et dit qui saligne ou ne saligne pas à son désir.

Le désir du maître du travail moderne et contemporain se conçoit comme injonction de normalisation adressée aux sujets sociaux qui l’incorporent. Du côté du maître, norme et mesure renvoient au travail en tant qu’injonction performative : les objectifs et leur énonciation par le langage du Chiffre. Cependant, le Chiffre-Oracle parle affects : de la performance évaluée sortira du gain économique : salaire, primes, converti en gain symbolique : promesse de reconnaissance singulière, singularisante dans une multitude comme « narcissisme des petites différences ». Du côté des employés le désir de désir performatif ne vise pas tant de satisfaire la jouissance objectivée du désir du maître, appelons-là une satisfaction d’ordre capitalistique (au sens littéral : capitaliser, accumuler) mais par cette satisfaction d’accéder à la reconnaissance singularisante, une récompense que nous situons dans le discours du maître du côté du Moi idéal.

Dans le travail, se tient son humiliation structurelle du fait qu’il y va de la narcissisation dans un plan obsessionnel : « Tout bien faire », et dans un plan compétitif « faire mieux qu’un autre ». C’est-à-dire que dans les effets de semblant, quand le discours du maître promeut la satisfaction-retournement vers soi en tant que « s’accomplir », cela se passe sur une scène sociale dans le regard d’autres qui, eux aussi, voudraient « s’accomplir ». La narcissisation-compétition ne s’adresse pas à l’un, mais à une multitude qui peuvent y trouver un objet articulé à un désir singulier, celui de la reconnaissance, la leur comme objet subjectivé.

Si donc dans le travail en tant quobjet réel, imaginaire et symbolique se tient son humiliation, alors sen sortir consiste à jouir. A jouir du discours du maître (quitte à le singer, à sen moquer, à y coller par zèle), pour repousser ou empêcher lhumiliation (évaluation annuelle déplorable, faire partie du plan de licenciement, être désavoué devant ses collègues, devenir le bouc-émissaire de son manager, se faire déposséder dun projet à enjeux).

Le travail qui contiendrait son humiliation en son devenir engagerait non seulement den repousser le terme, voire de lannuler et de substituer du capital à la chute d’un Moi idéal normatif. De jouer autrement la partition du travail. Une lutte pour gagner du capital en extirpant du labeur ordinaire des gains réels, imaginaires et symboliques. Du capital réel : du tangible, du mesurable (du gain économique), du capital culturel (des savoirs, des compétences et donc sa conversion en capital symbolique (de linfluence, de la position sociale et de ses gratifications). A cet endroit du gain de capital, lindividualisation des objectifs et lappel à de la responsabilité individuelle du travail se présentent comme un terrain de jeu optimal, un terrain performatif et compétitif. Jouer en équipe daccord, mais faire remarquer son jeu individuel comme ces joueurs de foot qui conservent la balle jusqu’à plus possible. Car en refusant de faire la passe, cest dassurer le regard de lautre. Peu importe quelle convoque une tension ambivalente : le public, larbitre tout comme les autres joueurs peuvent tout autant dire : « quand va-t-il lâcher le ballon » ce qui convoque lagacement, et « oui mais quel talent », ce qui convoque ladmiration et sa figure jalouse : faire envie.

Un proverbe quon nous a présenté comme chinois, lest-il ? dit que « si tu veux tuer le dragon, ne le combats pas. Chevauche-le ».

Contrôler le discours du maître, nest-ce pas jouir du pouvoir du dragon ? Le tuer reviendrait à faire chuter un objet de puissance fantasmé, ou à prendre un risque inconsidéré (on peut ne pas tuer le dragon puisquil est possible de le chevaucher). Le chevaucher revient à le dompter, à prendre une position de gain narcissique quand, du discours du maître (la novlangue managériale, les injonctions, le discours institutionnel), le sujet sen empare et le convertit en enjeux subjectifs. Par le rapport du langage politique en ce quil fait domination, et donc du pouvoir de jouir qui sy loge, se jouerait la condition de visibilité pour exister, en incorporant le discours du maître. Celui-ci en édictant les règles du match, invite à ce jeu performatif et compétitif du footballeur pousseur de la balle jusqu’à plus possible. La limite du possible se situant dans limpensable désagrégation du groupe et de linstitution.

Le travail normalisé et compétitif, articulé à une promesse de Moi idéal, engage une condition suspensive par le narcissisme des petites différences et l’humiliation potentielles qu’elle contient en structure. Des effets de l’humiliation, adviennent la honte sur la scène sociale, et la culpabilité comme retournement à soi de la non satisfaction du désir de désir performatif. Il y a là dans le « Tout bien faire » infini et insatisfait structurel les symptômes de sujets consumés par leur travail*13.

 

Références bibliographiques

*1 – Elisabeth Roudinesco, Sigmund Freud en son temps et le nôtre, Seuil, 2014, page 28

*2 – Idem, p.28

*3 – Jean-Richard Freymann (sous la direction de), de la honte à la culpabilité, Erès-Arcanes, p. 69

*4 – Idem, p. 69

*5 – Idem, pp. 40-41

*6 – Charlotte Herfray, p.166

*7 – JR Freymann, p. 145

*8 – Cité par Eric Fuchs, l’éthique protestante, Labor et Fides 1991, p. 62

*9 – Elie Munk, La Voie de la Thora, Commentaire du Pentateuque, Fondation Samuel et Odette Lévy, 1992, p.42

*10 – Idem, pp. 42-43

*11 – Charlotte Herfray, de la honte à la culpabilité, Erès-Arcanes, p.169

*12 – Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, préface de John B. Thompson, Points, 2014, pp. 26-27

*13 – En référence au burn out

Par : Marc Lasseaux

Le : 4 juin 2020