Intervention d’Albert Filhol dans le cadre du séminaire « Et vous, comment ça va l’autorité ? » du 22 novembre 2017. (Fichier pdf téléchargeable en bas de page)

 

On entend que l’Autorité chute[1]. Y compris en entreprise. Certains dirigeants, dont le succès est reconnu sur la scène mondiale, se plaignent de la « défiance vis à vis de l’entreprise » et de qu’ils appellent « la génération Y » [2]. Par ailleurs, les programmes pour développer le leadership des managers – ceux qui doivent exercer l’autorité – sont toujours plus élaborés et impératifs, comme s’il fallait les préparer à un défi d’une nature nouvelle[3]. Enfin, certains cabinets de RH reconnus prédisent une pénurie de Leaders[4].

Y a t il  des changements en entreprise ? Quelles implications pour « tenir » une place de manager, pour faire autorité ? Au nom de quoi les autres vous suivraient-il aujourd’hui ?

Nous suivrons le cheminement suivant:

1/ nous verrons un cas illustrant cette problématique

2/ nous nous poserons la question de ce qui a changé ou pas dans le malaise en entreprise et ce que ça implique comme enjeux pour y tenir une place qui fait autorité

3/ nous reviendrons au cas pour voir comment un accompagnement peut participer à refonder ce qui fait autorité, comme une tentative individuelle de dépassement du malaise

 

I. Cas d’accompagnement : reconquérir son influence, son leadership

(les informations concernant ce cas sont modifiées pour garantir l’anonymat)

Entreprise : dans la communication, un secteur – comme bien d’autres – en transformation.

La situation : Stéphane, un directeur informatique à qui on demande de porter les projets d’entreprise, de s’impliquer dans les groupes de travail, et d’être plus constructif par rapport aux changements. De faire preuve de leadership en étant influent dans le sens de la stratégie nouvelle.

Stéphane : 15 ans d’ancienneté, on dit de lui que c’est « un pilier de l’entreprise ». Très investi. Il a monté la structure informatique et son évolution et s’est vu progressivement confier d’autres responsabilités comme des services généraux. Il a maintenant une équipe de plusieurs dizaines de personnes et toute l’organisation a besoin de ses services. Il est connu de tous, a une influence. A vrai dire il est craint un peu. Il a une idée bien arrêtée sur les choses. Il reconnaît lui-même : « J’ai peur qu’on me dise, Stéphane il va tout bouffer ». Car il aime l’ordre et les choses carrées.

L’entreprise : a récemment racheté une start up et ses dirigeants. Ceux-ci débarquent avec la maitrise d’une technologie qui tire partie de l’analyse de donnée en l’appliquant au marketing et aux réseaux sociaux. Ils sont importants pour la nouvelle stratégie et la relance économique de l’entreprise. In fine, du renouvellement des sources de revenus. Ils font irruption dans l’organisation, sont écoutés par la direction, leur influence devient transversale, ils sont en contact avec beaucoup de départements « de production ».

L’entreprise perd de l’argent depuis quelques années. Le panorama concurrentiel a changé et la demande du marché également. Sur fond de pression de la part des investisseurs, la direction mise sur ces nouveaux arrivant pour avoir des résultats rassurants et convaincants. La direction donne donc des moyens à ces nouveaux arrivants, et veut que la stratégie soit mise en œuvre rapidement : Stéphane, directeur informatique, doit répondre à leurs demandes, y compris fournir des ressources en « prêtant » des personnes de son équipe.

Réaction de Stéphane : il est devenu irascible, conteste, interrompt les discussions en réunion, est vu comme contre-productif. Il perd des alliés, se marginalise. Il n’est plus invité à certaines réunions de décisions. Il est presque sur la touche. Un Accompagnement est décidé conjointement par la direction, les RH et lui-même.

La demande de son supérieur : contribuer à l’innovation. Et pour cela, il faut qu’il soit constructif. Qu’il s’appuie sur sa connaissance de l’entreprise, des équipes et de son fonctionnement pour inspirer, rassembler. Pour cela, il lui est demandé de « retrouver sa légitimité ». La direction reconnaît qu’il a souvent raison, mais dit qu’il doit savoir dire non. Il faut qu’il communique de façon plus acceptable.

La position du responsable RH : il indique que Stéphane a raté un virage. Il n’a pas eu le poste de niveau supérieur il y a quelque temps. Et depuis, il y a quelque chose qui ne va plus.

La demande de Stéphane : il a raté un train et veut revenir dans le jeu. Il considère cet accompagnement comme une main tendue. Il veut améliorer sa communication. Il dit qu’il veut retrouver la confiance de son supérieur, et faire partie des réunions de décision desquelles il est maintenant écarté. Lors de la première session, il rajoutera de façon essentielle : « je me suis toujours interdit de me mêler des problèmes de relais de croissance ». Il semble en effet s’être cantonné aux dimensions techniques et internes de ses responsabilités.

L’enjeu de l’accompagnement est de permettre à Stéphane de retrouver une place où il est acteur, et sort d’une position où il est de plus en plus isolé dans ses positions. Comment peut-il à nouveau être entendu, avoir de l’autorité, de l’influence ?

Ce cas reprend des thèmes est assez typiques de ce que l’on entend de la plainte managériale actuelle :  l’irruption de changements, économiques, technologiques, dans les organisations… il y a redistribution des influences et des pouvoirs ; on obéit à de plus jeunes entrepreneurs; « il faut être agile et résilient pour être un leader »…

Alors est-il plus difficile, différent d’avoir de l’Autorité aujourd’hui ? D’être manager aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé ? Ou pas ? Mettons le cas un temps de côté,  pour y revenir ensuite.

 

II. Les changements dans le monde actuel remettent-il en question l’Autorité en entreprise ?

(au final, le même est que la dde est la croissance, de satisfaction, et que le sujet y est malmené, malaise, mais ce qui est le nouveau maître, la croissance écon pour tous : un maître qui crée un malaise actuel mais qui reste à déconstruire lui aussi ? en s’appuyant sur le malaise qu’il génère…)

Pour approcher une évolution de ce qui fait Autorité en entreprise, considérons ce qu’il en est, de façon plus générale, du « Malaise dans la civilisation » tel que Freud l’a pensé.

En 1929, Freud décrit les contraintes morales, les interdits de la société, les règles sociales, qui imposent à tous de réprimer le besoin de satisfaction pulsionnel individuel. Règne alors un discours « du patriarche » qui agit comme une chape pesante sur chaque individu : ce discours justifie l’ordre des choses et maintient au pouvoir ceux qui le représentent au nom de la tradition. Freud en a conceptualisé le désir de meurtre du père et le refoulement qui crée la névrose, associée à la culpabilité d’enfreindre les interdits.

Aujourd’hui, les interdits sociétaux n’ont plus le même poids, et l’on entend une plainte au contraire de l’absence d’un ordre et de règles qui nous guideraient. De fait, les institutions, tout comme ceux qui incarnent les places d’autorité sont défiés, contestés. Il n’y a, entend-on, plus d’autorité à l’école, dans les institutions, dans les familles… En effet, les prêts à penser sociétaux ont perdu de leur influence – et réassurance : il n’y a plus de code partagé par tous pour s’habiller, il n’y a plus un modèle de famille uniforme qui semble s’imposer ou être préférable… Il est devenu possible dorénavant de changer de sexe, de façon affranchie du déterminisme biologique. Aujourd’hui, on a moins de conduite explicites qui s’imposent, et plus de possibles pour se transformer – que ce soit pour la poursuite des désirs individuels ou pour mettre en acte son malêtre (ces nouvelles injonctions sociales de jouissance ne rendant aucun compte de ce que les sujets vivent).

En entreprise, des changements ont suivi cette même voie : la figure du patriarche et du « patron », à qui il a fallu autrefois obéir, de façon prégnante jusque, disons, dans les années cinquante a bien évoluée. Au point où aujourd’hui, on dans un modèle où l’on ne sait parfois plus très bien comment qui décide, ou ce qui décide vraiment. Au contraire, les mots d’ordre requièrent que chacun de fasse preuve d’initiative, d’influence en utilisant le réseau ou encore d’entreprendre dans des organisations complexes et sans hiérarchie univoque. D’un excès d’autorité incarnée et bien défendue, il y a maintenant un vide du modèle de chef qui faisait repère… On ne sait plus bien à quoi devrait a priori ressembler quelqu’un qui occupe la place de décideur. Les comportements d’antan exigés requéraient le respect des engagements, la rigueur, la persévérance, la planification, le respect des alliances… Aujourd’hui, les compétences clefs réclamées appellent à faire preuve d’initiative, à être en rupture, à décider dans l’incertitude, à saisir les opportunités, et… à penser de façon créative, en dehors de la boîte[5]. D’autoentreprendre.

D’un ordre fiable, reconnaissable et maitrisable, on en est passé à un environnement imprévisible qui en appelle à l’adaptation, la résilience. L’image idéale du leader était celle d’un homme qui tient la baraque : chacun se fait une idée vaguement commune de ce à quoi cela pourrait ressembler. Aujourd’hui le langage de l’entreprise encourage à devenir un manager agile, on voit apparaître des enseignements pour apprendre comment être un « Leader 2.0 »[6]. On ne voit plus bien comment se représenter un tel homme, tant on sent ses dimensions protéiformes et abstraites.

Ce qui se profile, c’est que ce Leader 2.0 n’a pas l’ambition d’être dans la lignée de celui qui lui préexistait, le désuet Leader 1.0 de base. Il ne garantit plus la continuité, ni la sécurité avant tout : le leader  d’autrefois garantissait avant tout les emplois, récompensait la fidélité et l’engagement, et visait la continuité de l’histoire de la société. Au contraire, le Leader d’aujourd’hui est créatif et réactif aux opportunités. Et au nom de cette adaptation, on change les organisations, les métiers, les stratégies, et on rebaptise même les sociétés, comme pour inscrire la rupture et se dégager de la direction l’historique.

Alors qu’est-ce qui a changé et n’a pas changé depuis le malaise qu’a décrit Freud ?

Ce qui a changé, semble-t-il, est que ce qui fait Autorité dans notre culture, ce qui fait maître dans la société, n’est plus un discours qui rassemble le collectif ou qui pense le social. Il y a une chute des grandes pensées universalisantes, des pensées-monde, unifiant le monde et le corps social (comme le faisait la religion ou certaines pensées philosophiques). Il n’y a plus de pensée claire du politique, du vivre ensemble qui tienne le choc des critiques ou de la contestation des intérêts de communautés. La lente déconstruction des idéaux a atteint un aboutissement. Et, dans le même temps, de la figure du patriarche qui les représentait, il n’en reste que la recherche nostalgique[7].

Il y a pourtant un maître qui est là, qui est bien là, s’imposant à tous comme une évidence, en entreprise comme ailleurs : celui de la performance économique, de l’impératif de croissance. Ce qui a changé c’est que tout le monde fait obédience à ce maître, et ceci sans limite symbolique portée par le socius, sans contre pouvoir organisée crédible. Chacun participe au projet de cette performance économique dans son environnement, à sa façon, de façon individuelle, comme sur un terrain de rivalité généralisée et diffuse.

Il me semble pourtant qu’une chose n’a pas changé depuis le malaise dans la civilisation qu’avait décrit Freud : la volonté de chaque sujet de ne pas se satisfaire de l’existant culturel et de la société. La recherche continue individuelle de plus de satisfaction.  Donc, l’insistance à remettre en cause l’existant, les limites, les règles, l’ordre en place. Ceci pour en suivre de nouvelles moins contraignantes, offrant plus de place à la réalisation personnelle. Certains diront s’éclater, d’autres se développer. Y compris au travail.

Ainsi le malaise actuel est celui d’une situation où il n’y a plus de borne symbolique ferme, de norme proposée par la civilisation pour contenir cette volonté de libération personnelle (pourrions-nous dire, de jouissance). L’individu est en manque de règle, de limite humaine offerte par l’autre, par le collectif. L’individu est pris dans une injonction de croissance où, non seulement la place de l’autre est oubliée (voire clivée), mais où sa propre place est constamment déniée : l’homme est en lutte contre lui-même pour repousser le risque de sa propre  insuffisance[8].

Comment se manifeste cette rivalité dans le lien social en entreprise ? D’un côté, on observe de nouveaux acteurs contester l’ordre qui leur a préexisté. Ils bénéficient et s’appuient sur le monde dont ils sont issus mais en même temps, ils le remettent en cause grâce à leur maitrise des nouveaux outils et nouvelles technologies. Ils défient ainsi ceux qui ont établi l’ordre sur lequel ils se sont construits eux-mêmes en mettant en place des solutions plus performantes (en particulier avec les technologies numériques). En face, mais en obéissant à la même logique de puissance personnelle, les individus qui ont construit l’ordre en place ne veulent pas perdre les sources de satisfaction qu’ils tirent des fonctionnements qu’ils ont construit et établi. Ne pas lâcher ce qui a été le fruit de leur investissement, leur contribution, leur travail passé. On pourrait simplement y voir une réédition de la lutte des anciens contre les nouveaux, des fils en lutte contre la figure d’un père[9].

Cela nous permet d’appréhender l’ambivalence de la situation avec laquelle Stéphane est aux prises. Certes, il est l’objet d’une remise en question violente provoqué par cette nouvelle génération sans déférence. Ce changement subi est ingrat. Mais Stéphane n’est-il pas ambigu dans sa demande envers l’entreprise ? Il veut faire partie de l’entreprise, des décisions et du projet de construction. Et en même temps, il s’y oppose à ce projet, il ne veut pas lâcher ce qu’il a mis en place jusqu’ici et qui lui apporte une satisfaction, du pouvoir, des sources de fierté, de reconnaissance. Il a certes contribué à édifier cette organisation grâce à son investissement et ses valeurs d’engagement, de fidélité à l’entreprise… C’est lui le « pilier de l’entreprise » !

Ainsi, le maître actuel, cette injonction à la croissance économique crée un malaise, et ce gain de possible et de performance n’a pas, semble-t-il, qu’un simple effet de libération pour les individus, pour les sujets. Dès lors, n’est-t-il pas important de questionner, de mettre en cause, de diviser ce maître qui fait autorité de façon univoque, sans partage ? Ne serait-il pas nécessaire de déconstruire une fois de plus ce maître auquel les hommes se soumettent à nouveau ? Ce maître qui promet à chacun une plus grande réalisation, mais qui rend chacun acteur de ce malaise du vivre en communauté ? Il s’agit de questionner notre participation au malaise dans la civilisation ? D’aller voir du côté de sa lutte individuelle, de sa responsabilité face aux autres qui sont devenus des empêcheurs de « s’épanouir », de « se réaliser » pleinement. De mettre un cadre à la croissance. De lui résister et d’être créatif pour édifier une pensée qui met en place le prix de l’homme. C’est ce que pensent des personnes comme Attali et d’autres. L’enjeu est de penser une limite, un cadre, pour soumettre ce messie actuel de la croissance qui, sans limite, est devenu Autoritaire, totalitaire, total – c’est à dire imperméable au subjectif qui ne colle pas complètement, à l’individu et sa parole singulière.

Cette liberté acquise par les nouveaux moyens, les nouvelles technologies, ravivent les rapports de force. Ces nouveaux possibles rendent nécessaires la reformulation des frontières, des règles du vivre ensemble. Comme le l’exprime Foucault, la baisse des interdits renvoie à une montée du pouvoir – conçu comme rapport de force. Ou encore Gori qui évoque cette « liberté qui oblige » – c’est à dire qui oblige à penser son action et sa place dans la société. Il s’agit donc de diviser la plénipotentiaireperformance qui fait autorité sans partage. La mythologie peut nous inspirer ici : à l’instar de Thétis, la première amante de Zeus, avalée pour éviter l’avènement d’un fils rival ; cette Thétis, qui parle depuis le ventre de Zeus pour faire entendre une parole qui le divise, permet à Zeus d’« entendre raison »[10]. En entreprise, aborder la question de la souffrance au travail, accompagner des personnes dont la plainte témoigne du malaise, c’est aller y voir du côté de la déconstruction du maître performance. C’est aussi questionner comment la personne accompagnée s’en débrouille avec cette injonction à la performance managériale : qu’est-ce qui fait autorité pour elle ? Jusqu’où prête-t-elle allégeance à la toute puissante parole de l’Antreprise[11].

L’autorité est consubstantielle du conflit, comme le dit André Carrel[12] : l’autorité en place est à questionner, et le désaccord nécessite d’édifier quelque chose qui fait autorité. Pour cela, il s’agit d’accueillir la contradiction civilisatrice, le conflit fertile pour défier la certitude de la performance qui fait bloc sans humanité. A ceux qui estimeraient que la tâche est irrésoluble, sans solution définitive et totale, je citerai ici Saint Exupéry : «  il n’y a pas de solution, mais des forces en marche. Il faut mettre en place les forces et les solutions arrivent. » (Dans Vol de nuit).

 

III. Retour au cas : quelle réponse pour Stéphane, comment peut-il à nouveau diriger, être suivi ?

Le premier point est lié à ce que nous venons de voir : ce qui fait Autorité en entreprise est le tout puissant maître économique, avec peu de limite de civilisation. La question est de savoir comment les acteurs en entreprise s’y soumettent ? Comment ils en jouent, y participent, ou font entendre une autre voix. Stéphane expliquait de lui-même « je ne me suis jamais autorisé à m’intéresser à la question des relais de croissance ». Consentirait-il à finalement y participer ? Quelles remises en causes (séparations de ses identifications) cela requerrait-il de sa part ? Préfèrerait-t-il au contraire quitter l’entreprise ? Ou bien veut-il encore s’agripper à son oeuvre passée ? Envisage-t-il de se risquer à remettre en jeu son désir dans le théâtre dramatique de l’entreprise qui est bousculé ?

Dans notre cas, Stéphane exprimait qu’il souhaitait « remonter dans le train » comme il disait. A nouveau faire partie de ceux qui influent. Dont la voix est écoutée.

Alors comment l’y aider ?

Reconnaissons d’abord qu’il a été fragilisé par le changement, dans ce qui fait son identité. Il a perdu des équipes, du pouvoir. Il a perdu des éléments concrets témoignant l’importance de son rôle. Sa place est remise en cause, son appui identitaire. Il angoisse sur ce qu’il va devenir. Son histoire n’est pas reconnue explique-t-il. Son engagement passé, ses réussites. Et certes, il se plaint de la rudesse de certains, de l’ingratitude d’autres, de l’opportunisme.

Mais qu’en est-il de ses réponses ?

Derrière cette offuscation, n’y a-t-il pas également la volonté de garder pour lui ce que d’autres lui prennent : le pouvoir, la reconnaissance ? N’est-il pas en miroir de ce qu’il reproche aux autres ? Ne reconduit-il pas la rivalité en appelant à un coaching qui le rendrait plus fort ?

Ses réponses n’ont-elles pas pour visée de maintenir ce qui a marché pour lui jusque là, justifié par sa personnalité et ses croyances : il aime l’effort, dans sa vie privée comme au travail. Il aime l’ordre, le carré de l’obéissance, le rationnel de l’ingénieur n’y est pas pour rien. Il se réfère à son service militaire, il est « légitimiste ». Si on regarde du côté de son histoire familiale, on entend une certaine identification inconsciente à l ‘ « homme fort » : son père disparu tôt, il est le seul homme à la maison,  il a deux sœurs qui réussissent sur le plan social, peut-être moins que lui… Ses traits de caractères sont dès lors sa façon d’être au monde : et ses défenses sont celles qui l’invitent à s’agripper à ce qu’il a été, à tenir ses positions de vie qui lui ont apporté une certaine réussite jusque là ; à construire une défense, comme on construit un château fort.

Dans l’entreprise, il a un comportement combatif, agressif : il conteste, s’offusque, et empêche les projets qui défont son œuvre, son histoire, donc son identité.

Bon. En réalité, le combat de Stéphane est en partie déjà perdu. C’est la difficulté d’un accompagnement qui demandent un retour à la normale et à la performance. Cette agressivité est une défense (quelque peu dérisoire) qui repousse la perte d’un temps où il se sentait à la hauteur de son ambition. Dans cette perspective, cette posture de résistance ne fait que dénier un scenario plus grave qui se profile, celui de la dépression ; celui de l’exclusion et du déclassement subjectif.

Les enjeux de l’accompagnement dès lors :

Il s’agit de permettre à Stéphane de porter un regard différent sur le pouvoir qu’il a réussi à établir. De retrouver ce qui en lui, lui a permis de construire son œuvre. Et en même temps de se détacher des réalisations qui ne sont que les traces des ressources qu’il a toujours en lui. De retrouver le sens du désir de travail qui a fait autorité pour lui. De raccrocher le vecteur de son ambition à la nouvelle donne de l’entreprise.

En effet, soit il s’attache à rester fort, à avoir le pouvoir et à rejeter la réalité.

Soit il intègre la réalité à son histoire et la réécrit, épurée des illusions de toute puissance.

Dès lors, l’accompagnement peut être vu comme un espace où le sujet peut être fragile, ne plus s’en défendre, faire entendre sa vulnérabilité et faire l’expérience d’un regard dans lequel il est toujours accepté, valable, digne de considération. Voire d’amour[13] (voir la dernière scène du film Lord of the flies (Sa majesté des mouches) – où la figure du Père, qui met fin à la passion violente des enfants livrés à eux mêmes, ne parle pas et se contente d’une tape de reconnaissance sur le front d’un enfant revenu à la sauvagerie).

Il réalise ainsi qu’il peut faire sans ces objets, qu’il peut rester lui-même en perdant ces objets narcissisant, valorisants, qui représentaient sa réussites, aux yeux des autres.

L’intention est qu’il puisse ainsi prendre de la hauteur, se décoller des objets externes qu’il avait construits. Pour investir des objets internes qui lui appartiennent : ses valeurs, son désir, son identité comme un projet plus qu’un état de puissance.

Au prix de cette séparation, de cette perte, de ce manque à être, il pourrait penser de façon plus créative, investir d’autres projets, d’autres positions plutôt que la préservation du passé. Tenir d’autres places qui peuvent mobiliser les autres, voire inspirer.

 

L’accompagnement peut alors être envisagé comme un espace de recherche d’autre chose que l’aliénation à la recherche de toujours plus – de performance – et ses objets, ses symboles :

Pour le coaché, c’est l’occasion de revisiter sa plainte, de revoir son histoire, ses fantasmes et répétitions infantiles et ce qui fait symptôme. De voir ce qu’il est prêt à payer pour pouvoir poursuivre ce qui fait autorité pour lui. Discuter son identification au Moi grandiose. Ses maîtres. Et éventuellement voir la part d’insatisfaisant, la Castration. Une place pour la dépression et la perte narcissique, d’un Moi idéal, grandiose.

Pour les acteurs de l’entreprise (supérieurs hiérarchiques, direction des ressources humaines), c’est une voie permettrant de se déculpabiliser des effets injustes dont l’entreprise est le théâtre; un moyen de ménager un lieu où le maitre performance serait plus conciliant, moins omnipotent.

L’accompagnement est dès lors comme un espace où la question de la violence du discours économique, la violence des idéaux du sujet et des autres se télescopent. Comme un lieu où tente de s’élaborer une issue plus civilisée que la seule logique du plus fort. La civilisation étant le malaise du conflit entre le sujet et les autres.

Nous avons vu que ce qui fait autorité permet de dépasser le conflit en faisant gagner en humanité[14]. Si ce qui fait Autorité est ce qui permet de dépasser le conflit, alors c’est de trouver ce qui fait autorité dont il est question ? Une voix qui est hors logique économique qui nie les sujets le plus souvent.

Alors qu’est-ce qui fait que les autres devraient vous suivre ? Cette question est à remettre sur la table plus souvent qu’autrefois. En résistant à la question de la recherche de la seule gain de pouvoir, de puissance économique. Allez, pour faire autorité il faut penser en dehors de la boîte !

Et vous qu’est-ce qui fait autorité pour vous ?[15] Quel est votre Désir de travail ?

Pour aller plus loin, nous pourrions nous interroger selon l’angle suivant : quel est notre rapport avec ce qui fait autorité pour nous-même ? Est-ce un rapport à un maître puissant, père fiable, phallique, qui galvanise notre ambition et certitudes, ou bien un repère, une muse, une amer[16], en partie insaisissable, qui invite et encourage nos efforts en dépit de l’incomplétude de nos valeurs héritées ?

 

[1] A titre d’exemple, citons Charlotte Herfray « il y a dans notre culture un grand déficit des figures d’autorité, susceptibles de mobiliser du transfert, de mobiliser en nous cette part importante de l’Idéal du moi qui chante en nous la chanson de la dignité, de la solidarité et de l’honneur » dans Les Figures d’Autorité, Erès 2008

[2]Voir à ce sujet le texte du magazine Harvard Business Review de n° janvier 2017 article « Ce qui inquiète vraiment les PDG ».  Le HBR est la voix du maître dans le domaine des affaires. Chaque année, ce magazine qui fait autorité établit un palmarès des meilleurs dirigeants mondiaux. Aux trois PDG lauréats en 2017, il leur pose la question de ce qui les inquiètent : les réponses sont « la volatilité de l’environnement », « la pression du court terme », « la génération Y » et « la défiance envers l’entreprise ».

[3] Voir les différents programmes établis pour développer les Talents, Executive ou Hauts Potentiels dans les grandes firmes internationales

[4] un rapport annuel mené́ auprès des PDG d’entreprises par la puissante firme de conseil Price Waterhouse Coopers (PwC) indique que « un PDG sur quatre déclare ne pas avoir été capable de saisir une opportunité (…) à cause d’une pénurie de talents ». S.Fallaw, PhD, Kantrowitz, PhD, Dawson, PhD, Rapport 2012 des tendances globales de l’évaluation, SHL, p.5

[5] En Anglais, Thinking out of the box, se traduit par penser de façon créative, en dehors « de la boîte »… c’est-à-dire, en Français, en dehors de l’entreprise : métaphore pour le moins ironique, comme une injonction paradoxale.

[6] Une formation (Enseignement en ligne MOOC) proposée par le CNAM s’intitule “Du manager au leader 2.0”. En informatique, un programme initial 1.0 change de nom lorsqu’il fait l’objet de petites modifications et s’appelle alors 1.1, puis 1.2, etc. Quand il y a une refonte complète du programme, on l’appelle 2.0. Le Leader 2.0 n’aurait plus rien à voir avec le manager d’avant, mis à la corbeille ?

[7] Le besoin de trouver quelque chose qui ferait autorité et guiderait de façon fiable prend aujourd’hui différentes formes : de l’homme fort (voir le regain pour les figures autoritaires ou autocratiques actuelles) qui promettent des solutions radicales, en passant par le recours aux comportements et produits addictifs, ou encore par la dépression comme forme de repli et de renoncement (ou attachement !) à un idéal.

[8] Cette lutte incessante contre ce vécu d’insuffisance conduit à ce que Alain Ehrenberg appelle « La fatigue d’être Soi ». On voit à ce titre apparaître des formations intitulées «Manager augmenté par l’intelligence artificielle ? » au CNAM et dans certains ouvrages de management.

[9] Socrate déjà exprimait cette plainte : « Nos jeunes aiment le luxe, ont de mauvaises manières, se moquant de l’autorité et n’ont aucun respect pour l’âge. A notre époque, les enfants sont des tyrans. »

[10] Citons ici Saint John Perse : « La démocratie, plus qu’aucun autre régime, exige de l’autorité »

[11] Terme déjà proposé lors du mémoire de Master en Psychologie Clinique ; le terme d’Antreprise est ici enen référence au concept de l’Autre de Lacan : l’Autre comme lieu de la demande pour le sujet, lieu antérieur à lui mais qui le définit et dont il doit en partie se séparer pour s’individuer. La mère étant la première figuration de l’Autre.  L’Antreprise est proposée ici, comme « mère » dévorante pour celui qui y est asservi. Dans ce contexte, mon rôle consiste à accompagner ce « Leader » à (re)trouver des repères qui lui sont personnels pour qu’il soutienne sa place de sujet dans un environnement qui l’amène à être en conflit et à vivre des pressions liées aux organisations. Bien loin du cadre de la cure, mon effort d’accompagnement professionnel porte néanmoins sur une tentative de laisser un espace pour l’expression d’un désir du sujet au travail, et qui constituerait une assise dans ce rôle de Leader face à l’Antreprise, aux exigences parfois envahissantes qui viennent de l’entreprise.

[12] André Carrel, Le processus d’autorité, Revue Française de psychanalyse, janvier 2002, p.21-40. Consubstantiel signifie « qui est de la même substance ».

[13] voir la dernière scène du film Sa majesté des mouches (de P. Brook – 1963 inspiré du roman de W. Golding Lord of the Flies publié en 1954) – où la figure du Père, qui met fin à la passion violente des enfants livrés à eux mêmes, ne parle pas et se contente d’une tape de reconnaissance sur le front d’un enfant revenu à la sauvagerie. Cette scène a été montrée lors du séminaire, en illustration du texte Pour introduire l’autorité en début de journée du séminaire.

[14] Ce point a été approfondi lors de mon intervention Pour introduire l’autorité lors de la même journée de séminaire. L’autorité, comme fonction, peut être vue comme ce au nom de quoi il est possible de dépasser le pulsionnel et sa conflictualité pour poursuivre et se soumettre à un symbole plus civilisateur. Pour aller plus loin, voir ce texte tentant de définir ce qui fait autorité d’un point de vue analytique.

[15] Cette question a été reprise en sous groupe, à chaque table, lors de la journée de séminaire. Elle a donné lieu à des réponses individuelles passionnantes où chacun, à sa façon, exprimait ce qu’il en est de sa dette paternelle : ce reste humain menacé par la tentation de donner pleine satisfaction à la demande totalitaire de croissance en entreprise ; ce tiers qui permet à chacun de se mobiliser en résistance.

[16] Point de repère pour la navigation, constitué d’un objet ou bâtiment sur une côte ou en mer

Par : Albert Filhol

Le : 15 mars 2018